La saison 2010/2011 de la politique mondiale qui s’achève, marque le triomphe de tous les partisans de la théorie du complot. Trois histoires retentissantes, WikiLeaks, le Printemps arabe et l’opération Soubrette, peuvent facilement être perçues comme des opérations spéciales. Tout a débuté par une fuite massive d'informations confidentielles (mais pas secrètes) du département d’Etat américain. La fuite a causé pas mal de querelles et a renforcé l’instabilité générale dans le monde. Elle a été suivie par une kyrielle de révolutions en Afrique du Nord et au Moyen-Orient: en quelques semaines seulement, les réseaux sociaux (on sait très bien qui les contrôle) ont déstabilisé une douzaine de pays. Les régimes ont été renversés dans deux d’entre eux, un troisième est l’objet d’une intervention étrangère, et les autres ne vont guère mieux. Enfin, l’aventure rocambolesque de Dominique Strauss-Kahn: pour commencer, il a été déshonoré avec une rapidité foudroyante, ensuite, après son élimination de l’arène politique, le processus tout aussi fulgurant de sa disculpation a été lancé. Tout cela fait réellement songer que quelqu’un se trouve derrière tous ces événements.
Toutefois, le dernier sujet mis à part (où les coïncidences sont vraiment par trop bizarres), le reste ne s’explique pas par les agissements d’une "main invisible", mais au contraire, par l’absence de tout contrôle. La société ouverte, qui a atteint l’absolu grâce aux moyens de communications modernes omniprésents, a enfanté le phénomène dans le cadre duquel la politique ne contrôle plus l’information, comme ce fut le cas dans le passé, mais l’information (pas nécessairement authentique mais en quantités sans précédent) impulse la politique. Les hommes politiques se voient obligés de réagir rapidement au raz-de-marée d’informations qui s’abat sur eux tous les jours sans avoir le temps de vérifier leur bien-fondé, car l’absence d’une réaction immédiate de leur part risque de les rendre dépassés par les événements. A ce propos, les révélations de WikiLeaks ont seulement démontré que les évaluations et les analyses expédiées sous la forme de dépêches diplomatiques officielles, contiennent pratiquement les mêmes spéculations et conjectures que celles publiées tous les jours par la presse.
Par exemple, la guerre en Libye a été occasionnée par une combinaison d’hystérie dans les médias qui exerçait une pression sur les hommes politiques et d’absence de vision claire de la situation dans un pays déchiré par une guerre intestine, ainsi que par la volonté de certains responsables, méconnaissant la réalité, de marquer des points faciles auprès de leurs électeurs. Au final, les principales puissances mondiales, regroupés au sein de "l’alliance militaro-politique la plus efficace de l’histoire", s’enlisent depuis quatre mois dans une guerre contre un roitelet périphérique et mal armé.
En cherchant à qualifier brièvement l’atmosphère de la saison qui s’achève, on pourrait employer le terme de "confusion." Personne ne s’était attendu à l’explosion au Moyen-Orient, et personne n’arrive à ce jour à comprendre quel sera le résultat de ces événements. D’autre part, tout le monde savait dans son for intérieur que la crise de la zone euro ne ferait que s’aggraver après le sauvetage de la Grèce en 2010, mais on préférait faire semblant que tout finirait par s’arranger, car dans le cas contraire des mesures radicales s’imposaient auxquelles personne n’était prêt. Il est tout aussi évident aujourd’hui que la faillite d’Athènes est inéluctable, mais les acteurs n’ont pas la force de s’écarter du scénario écrit à l’avance. Les Etats-Unis sont déboussolés et démoralisés par leur propre cessation de paiements qui se profile à l’horizon: la question purement technique d’entérinement d’un plafond relevé du déficit s’est transformée en menace de crise économique à part entière due à un antagonisme irréconciliable des deux partis politiques. Même la Chine, qui s'érigeait au-dessus du tumulte des relations internationales comme un roc inébranlable, fait preuve d’une légère nervosité: l’instabilité générale dans le monde préoccupe ce pays en raison de la rotation des dirigeants à Pékin, planifiée et parfaitement bien préparée mais tout de même…
L’aggravation de la crise des instituions internationales n’est plus un scoop: ce processus se déroule depuis longtemps. Toutefois, la période qui s’achève a apporté de nouveaux éléments à ce tableau. La "doctrine stratégique" de l’OTAN, totalement dépourvue de mordant, a été adoptée dans le contexte d’impuissance dont l’Alliance avait fait preuve en Afghanistan et en Libye. L'Organisation du Traité de Sécurité collective (OTSC) reste toujours dans l’incapacité d’agir, et cette incapacité devient fatale dans le contexte de l’imprévisibilité de la situation en Afghanistan. L’Union européenne connaît un morcellement politique aggravé par les problèmes économiques et l’hostilité croissante envers l’intégration européenne dans les pays membres de l’union. Le Fonds monétaire international (FMI) connaît des problèmes, liés non seulement au scandale sexuel de son ancien directeur, mais surtout au scepticisme croissant face à la transformation de cette institution en une bouée de sauvetage de l’Europe qui s’enfonce dans un marécage financier. Dans le même temps, le BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud), qui venait de se proclamer force alternative, s’est complètement désintégré au moment d’avancer la candidature du nouveau directeur du FMI, alors qu’on aurait pu s’attendre à ce que les membres de cette entité agissent, enfin, de concert. Par ailleurs, le Conseil de sécurité des Nations Unies, qui venait apparemment de s’arroger de nouveau le rôle de principale plateforme de prise de décisions, a l’air ambigu, quand on examine les résultats de ces décisions, notamment, en Libye et en Côte d’Ivoire.
L’avantage de la théorie du complot est d’offrir une image compréhensible d’un monde que quelqu’un contrôle. La réalité est bien plus lugubre, car, en fait, personne ne contrôle ce qui se passe. Même pas ceux qui s’imaginent sincèrement qu’ils tirent les ficelles.
Fedor Loukianov
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