Une banquise de plusieurs dizaines de kilomètres d'épaisseur, agitée par un volcanisme froid, parcourue par des dunes de sable qu'animent des vents violents, sous un ciel de nuages qui déversent des pluies de méthane. Tel est le paysage de Titan, lune de Saturne : un enfer glacé, où on a quelque peine à imaginer que la vie puisse s'épanouir.
Et pourtant la publication en ligne, le 28 juin, par la revue Science d'un court article intitulé "Les marées de Titan" risque de nourrir bien des supputations sur la possibilité que cet astre ait pu ou puisse encore présenter un havre pour des êtres vivants. L'article en question fait l'hypothèse que sous une couche de glace d'une épaisseur inférieure à 100 km se trouve un vaste océan d'eau liquide assaisonnée d'ammoniac - qui fait "antigel". On le sait, rien n'excite plus les exobiologistes, ces chercheurs de vie extraterrestre, que la présence d'eau liquide, car elle est une condition nécessaire (mais pas suffisante) à l'éclosion de la vie.
"Les implications sont énormes, car cela bouscule tous nos modèles sur l'habitabilité des lunes dans le système solaire, souligne Athéna Coustenis, astrophysicienne à l'Observatoire de Paris au Laboratoire d'études spatiales et d'instrumentation en astrophysique. On pourrait donc chercher des traces de vie dans un périmètre bien plus vaste qu'on ne le pensait. La chercheuse n'est pas impliquée dans ces résultats, mais est elle aussi partie prenante dans la mission Cassini, la sonde américano-européo-italienne qui a permis les observations publiées dans Science.
DONNÉES DE CASSINI
Celles-ci sont rapportées par une équipe internationale dirigée par Luciano Iess (université La Sapienza, Rome), qui a mis à profit six des quelque quatre-vingts passages de Cassini à proximité de Titan depuis sa capture dans l'orbite de Saturne, le 1er juillet 2004. Ces survols se sont accompagnés de variations infimes dans l'accélération de la sonde, qui ont trahi des changements dans le champ de gravité de la lune. Ces variations ne peuvent guère s'expliquer que par une déformation de Titan sous l'effet de l'attraction de Saturne. Mais pour que cet effet de marée puisse s'exercer, il faut que l'astre soit au moins en partie déformable. C'est là qu'intervient l'hypothèse de l'océan sous-glaciaire.
Le nombre de Love - qui permet de caractériser la rigidité d'un corps planétaire et sa capacité à se déformer sous l'effet de marée -, déduit des passages de Cassini, est compatible avec l'existence d'un océan sous-glaciaire.
Cette mesure réjouit Christian Béghin, directeur de recherche émérite (CNRS - université d'Orléans), car elle constitue une validation indépendante d'une hypothèse similaire qu'il avait exposée en 2010 et 2012. Celle-ci était parvenue à la conclusion que Titan abritait un océan, grâce à l'analyse des ondes électriques mesurées dans son atmosphère lors de la descente de la sonde Huygens, de l'Agence spatiale européenne (ESA), qui s'est posée le 14 janvier 2005.
Quel rapport entre des ondes électriques et un hypothétique océan sous-glaciaire ? La réponse nécessite là aussi quelques explications. Sur Terre, la cavité sphérique formée entre les deux surfaces conductrices que sont l'ionosphère (à 100 km d'altitude environ) et le sol, piège des ondes à basse fréquence, qui sont excitées par les éclairs d'orage, explique Christian Béghin. Sur Titan, lors de sa descente héroïque, la sonde Huygens (larguée par Cassini) a elle aussi mesuré un signal de basse fréquence (36 Hz). "Mais il a été prouvé par la suite, au cours des sept années de survols de Titan par Cassini, qu'il n'existe aucun orage observable, ni le moindre éclair dans l'atmosphère de Titan", indique Christian Béghin.
SURFACE CONDUCTRICE
Il fallait donc trouver une autre source pour engendrer la résonance à 36 Hz. Celle-ci peut provenir de courants électriques générés dans l'ionosphère par l'impact du champ magnétique de Saturne. Restait à évaluer la dimension de la cavité susceptible d'engendrer ces ondes. Dans la mesure où le sol de la lune est isolant, il fallait imaginer une surface conductrice sous la croûte de glace : un océan d'eau liquide comprenant de l'ammoniac qui la rend conductrice.
"Dans notre méthode, nous prouvons qu'il existe une surface électriquement conductrice sous 40 km à 80 km de glace ; nous formulons l'hypothèse que cette surface est un océan d'eau, résume Christian Béghin. Iess et ses collègues prouvent, par des considérations d'incompressibilité, que le milieu sous la croûte de glace ne peut être que de l'eau, mais ils ne peuvent déterminer l'épaisseur de cette croûte de glace et font donc l'hypothèse qu'elle est fine - moins de 100 km."
Ces travaux permettent-ils pour autant de conclure ? Des mesures complémentaires sont encore nécessaires. On peut par exemple imaginer des remontées d'eau ammoniaquée à la surface de la banquise, par des fissures. Auquel cas il serait possible de détecter de l'ammoniac dans l'atmosphère. "A chaque survol de Titan, on le cherche", indique Athéna Coustenis, qui participe avec d'autres à cette quête. Pour l'heure, on n'en a pas trouvé trace, mais Cassini n'a couvert que 25 % de la surface de Titan.
Sa mission a été étendue jusqu'en 2017. Après quoi, il faudra attendre l'atterrissage d'autres sondes sur les lacs de Titan pour espérer en avoir le coeur net : soit la mission américaine TiME (Titan Mare Explorer), qui prévoit un atterrisseur, soit TSSM (Titan Saturn System Mission) qui verrait l'ESA et la NASA collaborer. S'ils sont financés, les engins ne seront toutefois pas sur place avant... 2025.
D'ici là, nul doute que les exobiologistes pourront affiner leurs scénarios sur la façon dont cet océan sous-glaciaire pourrait avoir (ou non) été un creuset pour la vie. Ensemencement par des comètes et astéroïdes primordiaux, réactions in situ ? Questions difficiles, qui n'ont toujours pas trouvé de réponses en ce qui concerne la Terre elle-même...
Hervé Morin
Repères
Diamètre de Titan 5 140 km, contre 12 756 km pour la Terre à l'équateur.
Distance moyenne avec Saturne 1 221 850 km.
Période de rotation 15,9 jours.
Période de révolution autour de Saturne 15,9 jours.
Température à la surface - 179 oC (15 oC sur Terre).
Pression à la surface 1,5 bar (1,013 bar sur Terre).
Composition atmosphérique Azote (95 %), méthane (1,5 % à 5 % selon l'altitude).
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