L'économie mondiale est hyperconcentrée, selon une équipe de chercheurs de Zurich. Leur étude souligne la fragilité d'un système financier contrôlé par un petit groupe de multinationales, liées entre elles par des participations croisées.
01.12.2011 | Andy Coghlan et Debora Mackenzie
La science a peut-être bien confirmé les pires craintes des indignés qui ont manifesté contre le pouvoir financier. L'étude des relations entre 43 000 multinationales a en effet mis en évidence l'existence d'un groupe relativement restreint de sociétés – pour la plupart des banques – jouissant d'une influence disproportionnée sur l'économie mondiale.
Selon les spécialistes des systèmes complexes que nous avons interrogés, ces travaux, qui fournissent une remarquable tentative d'analyse du pouvoir économique mondial, pourraient servir de base de travail pour définir les moyens de renforcer la stabilité du capitalisme.
L'idée qu'une poignée de banquiers contrôle de vastes secteurs de l'économie mondiale n'est pas nouvelle pour les militants d'Occupy Wall Street. Mais cette étude, menée par trois théoriciens des systèmes complexes de l'Institut fédéral suisse de technologie de Zurich, est la première à dépasser le cadre idéologique pour démontrer de manière empirique l'existence d'un tel réseau de pouvoir. Pour ce faire, Stefania Vitali, James Glattfelder et Stefano Battiston ont combiné les formules mathématiques utilisées depuis longtemps pour modéliser les systèmes naturels avec des données relatives aux entreprises afin de cartographier les liens capitalistiques entre multinationales. " La réalité est tellement complexe qu'il faut s'éloigner des dogmes, que ce soient ceux du libéralisme ou ceux des tenants de la théorie du complot, explique James Glattfelder. Notre analyse est fondée sur la réalité."
Exploitant la base de données Orbis 2007, qui enregistre 37 millions d'entreprises et d'investisseurs à travers le monde, les chercheurs en ont extrait les multinationales (43 060 au total) ainsi que les participations en capital qui les relient. Ils ont ensuite observé quelles sociétés en contrôlaient d'autres par l'intermédiaire des réseaux d'actionnariat et ont associé ces données au chiffre d'affaires de chacune d'entre elles afin de définir la structure du pouvoir économique.
Ces travaux, publiés par la revue scientifique en ligne PloS One, mettent en évidence un noyau de 1 318 entreprises liées par des participations croisées. Chacune a des liens avec deux autres ou plus, avec une moyenne de 20 connections. De surcroît, ces 1 318 sociétés, qui représentent 20 % du chiffre d'affaires mondial, possèdent collectivement la majorité des plus grandes entreprises et sociétés de production du monde – celles qui constituent "l'économie réelle" – , soit 60 % du chiffre d'affaires mondial.
En poussant plus loin ses recherches, le trio a fait apparaître l'existence d'une "superentité" de 147 sociétés encore plus interconnectées (la totalité du capital de chacune d'elles est détenue par d'autres membres de l'entité) qui contrôle 40 % de la richesse totale du réseau. "Dans les faits, moins de 1 % des sociétés contrôlent 40 % du réseau", résume Glattfelder. La plupart sont des institutions financières. Parmi les vingt premières figurent Barclays, JPMorgan Chase et Goldman Sachs.
La concentration du pouvoir n'est ni bonne ni mauvaise en elle-même, explique l'équipe de Zurich. Ce qui peut poser problème, ce sont les interconnexions. Ainsi que le monde l'a appris en 2008, ce genre de réseaux est en effet instable. " Quand une [société] a des problèmes, il y a un risque de contagion ", explique Glattfelder.
Yaneer Bar-Yam, responsable du New England Complex Systems Institute (Necsi) à Cambridge, dans le Massachusetts, fait toutefois observer que les chercheurs de Zurich présument que la propriété signifie le contrôle, ce qui n'est pas toujours vrai. La plupart des actions sont entre les mains de gestionnaires de fonds qui ne contrôlent pas forcément ce que font réellement les entreprises qu'ils possèdent partiellement. Savoir quel effet cela peut avoir sur le comportement du système nécessiterait des analyses supplémentaires.
En mettant ainsi à jour l'architecture du pouvoir économique mondial, cette étude pourrait contribuer à le rendre plus stable. Une fois les vulnérabilités du système identifiées, les économistes pourraient imaginer des mesures visant à éviter des effondrements en cascade. Pour Glattfelder, il faudrait peut-être étendre les règles nationales antitrust au niveau international afin de limiter les interconnexions excessives. George Sugihara, un spécialiste des systèmes complexes à la Scripps Institution of Oceanography à La Jolla, en Californie, qui a conseillé la Deutsche Bank, propose une autre solution : taxer les sociétés trop interconnectées afin de les inciter à limiter le risque.
Reste un point qui ne fera pas l'unanimité auprès des indignés : il est peu probable que ce noyau d'entreprises soit le résultat d'un complot. "Ce genre de structure est très répandu dans la nature", assure Sugihara. Dans n'importe quel réseau, les nouveaux arrivants cherchent de préférence à créer des liens avec les membres les mieux connectés. Les multinationales entrent au capital des autres multinationales pour des raisons commerciales, pas pour devenir les maîtres du monde. Et les participants les plus connectés attirent également le plus de capitaux, explique Dan Braha, chercheur au Necsi. "Le fait, dénoncé par les militants d'Occupy Wall Street, que 1 % de la population possède l'essentiel des richesses est le résultat logique de l'économie auto-organisée."
Pour l'équipe de Zurich, la véritable question est de savoir si la superentité peut exercer un pouvoir politique. Selon John Driffill, spécialiste en macroéconomie à l'université de Londres, ces 147 entreprises sont trop nombreuses pour former une collusion. Braha, lui, estime qu'elles se concurrencent sur le marché mais agissent ensemble pour protéger des intérêts communs. Résister à tout changement dans la structure du réseau fait peut-être partie de ces intérêts.
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