jeudi 12 août 2010

«2012» ou ce que veut dire la fin du mond


Le succès du film catastrophe 2012 a confirmé la capacité d’Hollywood à mettre en scène les angoisses du moment. Une prophétie maya annonçant la fin du monde se réalise dans un déluge de drames: tremblements de terre, tsunamis, éruptions volcaniques. Au milieu des ruines qui s’amoncellent, le film montre l’étrange collusion des géophysiciens, des politiques et des astrologues. Les élites s’affairent, les ordinateurs tournent et les citoyens fuient désespérément leur funeste destinée. 2012 exhibe un monde qui s’écroule pendant que les hommes courent.

Une scène du film montre que le séisme qui détruira le Vatican provoque une fissure qui sépare le doigt de Dieu de celui d’Adam dans la peinture de la chapelle Sixtine. C’est une erreur scénaristique. La modernité n’a pas eu besoin de la fin du monde pour éloigner l’homme des religions. Après la «mort de Dieu», les apocalypses ne sont suivies d’aucune révélation: nous ne croyons plus que la fin puisse être un nouveau commencement.

Si tout doit disparaître, ce ne sera donc pas l’effet d’un jugement divin, mais de la folie des hommes. Nous sommes devenus les seuls responsables de notre destin. C’est pourquoi les scénaristes du film ont été mieux inspirés en abordant des problèmes bien contemporains. La construction d’une nouvelle arche de Noé provoque des débats tumultueux: si le monde doit finir et que Dieu n’y est pour rien, qui devrons-nous sauver ? Comment diffuser l’«information» sans provoquer la panique ? Quelles sont les règles de vigilance adaptées à une mort imminente ?

Ces questions ne s’adressent pas aux prêtres, mais aux experts. Climatologues, spécialistes sanitaires, bioéthiciens: autant de prescripteurs pour la période qui nous sépare de la fin. Longtemps, l’apocalypse a servi de symbole aux philosophes pour imaginer le progrès. La disparition d’un monde était souhaitable parce qu’elle ne signifiait pas celle de tout le réel. L’idée d’un renversement des choses pouvait donc servir de matrice pour accélérer la transformation politique. Aujourd’hui, la fin du monde n’a plus rien de désirable. En lieu et place de la croyance au progrès, on trouve les savoirs de la catastrophe. L’ironie vient de ce qu’on justifie cet abandon des mythes progressistes au nom des catastrophes qu’ils ont provoquées dans l’histoire.

Les philosophies contemporaines de la fin du monde ne sont pas seulement hostiles à la transformation radicale de l’ordre des choses. Même s’ils ne le savent pas toujours, révolutionnaires et réformistes se retrouvent pour une fois sur la même barque. En effet, un monde qu’il faut seulement préserver est un monde que l’on a renoncé à transformer par la force ou par le droit. L’idée de justice mobilise désormais moins que l’urgence de la survie. Comme sur le marché économique, on ne partage plus les richesses mais les risques. L’information constitue l’ultime refuge pour l’idée d’égalité : l’impératif sécuritaire est généreux dès lors qu’il s’agit de distribuer des savoirs sur ce qui nous menace.

Il n’y a donc pas qu’à Hollywood que règne la hantise d’une Terre en sursis. Les sommets mondiaux consacrés au climat ou à la finance ne cessent de nous rappeler que nous dansons au-dessus d’un abîme. L’expertise qui les justifie entretient la conscience que tout est devenu vulnérable. La désinvolture est le nom de notre nouvelle culpabilité. Mais les crises climatiques et sanitaires nous parlent-elles vraiment de la fin du monde ? Et pour faire un monde, il faut plus que la certitude que le réel va durer : il faut croire que nous pouvons agir sur lui pour lui donner une forme. Il n’y a de monde que là où le possible fleurit et où les désirs d’autre chose ne sont pas définis comme des menaces.

En réalité, les apocalypses d’aujourd’hui nous parlent de la fin de la vie, et cela n’a pas grand-chose à voir avec le monde. Dans l’idéologie vitaliste, il n’y a qu’une seule alternative sérieuse : la disparition ou la survie. La «réforme» du système de retraites par répartition ou sa liquidation, la limitation de l’État de droit ou sa mort, l’adaptation du droit du travail ou son enterrement. Le possible ne survit pas à cette logique alarmiste du dilemme.

La vie est un problème métaphysique («pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ?»). On peut admettre qu’elle soit un problème éthique («pourquoi est-il souhaitable qu’il y ait quelque chose plutôt que rien ?»). Mais elle ne concerne pas la politique justement parce que celle-ci se préoccupe du monde. Or un monde n’est pas séparable des imaginaires qui portent sur lui : il existe tant qu’il est l’objet d’utopies. C’est pourquoi il a déjà disparu lorsqu’on se contente d’exiger sa perpétuation à l’identique.

L’avenir du climat ou la gestion des pandémies constituent des enjeux politiques lorsqu’ils cessent d’être prisonniers du dilemme vitaliste et redeviennent des thèmes de délibération, sur des valeurs uniquement relatives : quel degré de détérioration de l’environnement est-il compatible avec le progrès social ? À quels bienfaits sommes-nous prêts à renoncer pour être plus autonomes ? Quels sont les risques pour la santé (fumer, boire, jouir) indissociables de l’exercice de la liberté individuelle ? Pour que de telles questions puissent seulement se poser, il faut que la vie cesse d’être un absolu. Cela suppose de sortir des alternatives terrifiantes (survivre ou mourir) qui ne laissent d’autre issue que celle du moindre mal.

La vie est «fragile», dit-on aujourd’hui, et c’est pour cela qu’il est urgent d’en prendre soin. On convoque la politique au nom de la prévention : nature, santé, sécurité - voilà la trinité vitaliste. D’où l’insistance sur les catastrophes intimes, ces apocalypses du quotidien qui, de la maladie à la relégation sociale, affectent la plupart des existences. Mais qu’avons-nous à offrir à ces vies qui s’effondrent sinon notre compassion et nos peurs ? C’est pourquoi il faut rappeler que la politique commence à partir du moment où on constate que la vie humaine n’est pas seulement fragile, mais fragilisée. Cela advient lorsqu’elle est sans monde pour l’accueillir.

«Vivre pour vivre» : cette injonction à la fois romantique et désenchantée définit assez bien notre présent hanté par la catastrophe. On ne sort de cette tautologie qu’en replaçant la vie sous condition d’un monde. Kant, pour qui la philosophie n’était qu’une mise à distance de la vie, aimait citer une sentence latine qui apparaît aujourd’hui scandaleuse : Fiat justitia pereat mundus. On traduit littéralement : «Que la justice soit faite, même si le monde devait disparaître». Cela signifie surtout que la survie n’est pas un horizon humain suffisamment désirable pour qu’on lui sacrifie le progrès de la liberté.

Dernier livre paru : «État de vigilance, Critique de la banalité sécuritaire» (Éd. le Bord de l’eau, 2010).

Demain : «Nucléaire : arrêtons ITER, ce réacteur hors de prix et inutilisable», par Georges Charpak, Jacques Treiner et Sébastien Balibar.

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